Les gens qui racontent leurs voyages sont d'un ennui maladif. Le problème, c'est qu'ils partent en Inde y reproduire ce qu'ils voient dans les reportages sur Arte, sans rien en tirer de personnel, sans en tirer aucune expérience, ils le font simplement "en vrai". Même leurs anecdotes ont une odeur de documentaire.
C'est cette valeur suprême accordée à "l'expérience", au "vécu", qui a précisément détruit l'expérience. Vivre ce que l'on fait, regarder ce que l'on voit, écouter ce que l'on entend, tout ça ne vaut rien. Qu'importe qu'on se soit fait chier devant 2001, du moment qu'on l'ait "vu". Dans une société où tous les avis se valent, cette "expérience", c'est l'autorité absolue.
Pas besoin d'expliquer en quoi un voyage vous a réellement transformé, tout le monde s'en fiche. Mieux, on espère intimement que ça n'a rien changé, et que vous êtes bien resté un "voyageur" sage qui donnera donc ses devoirs de voyage à ses connaissances : des photos bien "clichées" ("tenir" par la perspective la tour de Pise, poser devant/dans un pub à Dublin ou pire jouer l’ethnologue/reporter-humaniste en se prenant avec des "autochtones" et en expliquant à quel point ces gens là sont géniaux mais que pour autant on est quand même rentré pour montrer à des compatriotes si banalement occidentaux à quel point nous, on est différent au fond, le tout partagé sur twitter, facebook et instagram).
Voilà à quoi se résume l'expérience : des preuves.
"Y a pas grand chose à voir" peut-on entendre de la bouche de certains, au sujet d'un musée, d'une ville, etc. Dans un sens, ces personnes n'ont que trop raison, pour eux il n'y a rien à voir. Ils ont la même critique au sujet d'une ville qu'un fan de film d'action devant Le Procès d'Orson Welles. Pour eux il ne se passe jamais rien s'il n'y a pas des choses à "raconter". Ce sont les mêmes qui se disent cinéphiles car ils adorent Tarantino. Le "scénario" a remplacé entièrement le cinéma. Les "répliquescultes" ont remplacé une vision du mouvement. Les preuves donc, voilà tout ce qui compte : la visite de tels monuments ou tels musées ou le fait d'avoir pu savourer des produits locaux par exemple. Qu'importe qu'ils soient peut-être fabriqués au même endroit que ces mêmes produits "locaux" qu'on trouve dans le supermarché du coin de chez nous, ils sont plus "vrais" et plus "locaux" car ils sont consommés "là-bas". Qu'importe également que la photo qu'on ait prise du monument ou d'un tableau soit bien plus moche ou qu'on y voit plus sa figure qu'autre chose, elle est plus "vraie" car elle atteste du "j'y étais".
Ce sont d'éternels visiteurs de musée qui veulent tout voir sans jamais regarder. Le monde est leur Louvre. La plupart s'empresse ainsi de voir les Venus de Milo et autres Joconde, de se prendre en photo devant pour la preuve. D'autres vont admirer les plats des "Arts de l'Islam" pour faire plus "connaisseur". Eux, ce sont sans doute les pires.
Le genre de personne qui préfère donner de l'argent pour une oeuvre caritative qui s'occupe d'enfants à l'autre bout du monde que pour le père de famille qui fait la manche en bas de la rue.
Ils représentent ainsi ce qu'il y a de plus pervers dans la mondialisation, appauvrir toute culture en en faisant un produit... et même appauvrir la pauvreté en en faisant un produit. Faire en sorte que tout soit un "flux", qu'un simple don d'argent ait une valeur ajoutée quand il "voyage" plus.
"Le temps c'est de l'argent" est ainsi devenu "l'espace-temps c'est de l'argent".
Les Lettres Persanes sont bien loin...
Par hasard, je retrouve un jour un livre de Michel Onfray offert par ma tante libraire qui traînait dans des cartons. Je lis le résumé sur la couverture, par curiosité sans doute assez malsaine, pour me moquer. Je suis assez satisfait à ce niveau, comme toujours avec lui, mais ce type si tenace de bêtise finit forcément par me déprimer. Voyager c'est "expérimenter un genre de panthéisme extrêmement païen", dans un style de concept bien publicito-philosophique qui fait le recette de cet auteur. Puis, "l'élection de la planète tout entière pour son périple vaut condamnation de ce qui ferme et asservit : le Travail, la Famille, la Patrie, du moins pour les entraves les plus visibles, les plus repérables."
Outre la critique "je me bats contre des Jean Moulin à vent" du slogan pétainiste, ce qui est déprimant ici est cette victoire d'une idéologie consumériste qui fait du "voyage" une chose sainte (mais de façon païenne, bien sûr) et de toutes les structures qui ne laissent pas s'exprimer aveuglement cette idéologie des "entraves".
L'amour on n'en parle pas. Mais voilà une autre entrave. Les gens qui voyagent ne peuvent pas aimer. Voyager c'est une espèce d'égoïsme réellement pauvre. Une idée de la liberté pré-pubère. Un façon d'être mystique sans corps et sans âme. Un vrai voyageur n'a t-il pas compris qu'on peut bouger plus en restant sur place qu'en se déplaçant en avion ?
C'est exactement l'appareil qui permet à Onfray de confirmer son consumérisme "anti-clérical" :
"S'éprouver homme dans la carlingue de cet instrument transformé en énergie et en vitesse métamorphose l'âme plus sûrement qu'une lecture des Evangiles"
Michel Onfray, Théorie du Voyage - Poétique de la géographie
Oui, les gens qui racontent leurs voyages sont vraiment d'un ennui maladif...
Libellés : Littérature, Société de consommation