Durant l'été 2000, une affiche publicitaire choquante était placardée dans toutes les grandes villes d'Allemagne : elle montrait une fille au sortir de l'adolescence, en position assise, une télécommande de télévision à la main, qui fixait les spectateurs avec un regard résigné et en même temps provocateur ; sa jupe ne couvrait pas complètement ses jambes légèrement entrouvertes, de sorte que la tâche sombre entre ses cuisses était clairement visible. Cette grand photo était accompagnée des mots "Kauf mich !" ("Achète-moi !"). De quoi cette affiche faisait-elle donc la publicité ? Une observation plus approfondie nous révélait qu'elle n'avait absolument rien à voir avec la sexualité : elle tentait d'encourager les jeunes gens à jouer en bourse et à acheter des actions. Elle fonctionnait donc à deux niveaux, nous donnais d'abord à nous, spectateurs, l'impression d'être incités à acheter la jeune fille (visiblement pour des faveurs sexuelles) avant de délivrer son "véritable" message : elle est ce qui opère l'achat, non celle qui est à vendre. Bien sûr, l'efficacité de l'affiche reposait sur la "méprise" initiale, par la suite surmontée, qui continuait de résonner en nous, alors même que nous avions discerné le "véritable" sens de l'affiche. C'est cela la sexualité dans la psychanalyse : non pas l'ultime point de référence, mais le détour par une méprise initiale qui continue de résonner en nous, même après que nous avons saisi le "véritable" sens asexuel des choses.


Il est courant d'évoquer le "pansexualisme" de Freud et de l'interpréter comme l'idée que "quoi que nous disions ou fassions, nous pensons toujours essentiellement à ça" : la référence à l'acte sexuel serait l'ultime horizon de sens.

Pour autant que l'on accepte de faire du rapport sexuel la référence ultime, il est tentant de réécrire toute l'histoire de la philosophie moderne en ces termes :

- Descartes : "Je baise, donc je suis", autrement dit c'est seulement dans l'activité sexuelle intense que j'expérimente la plénitude de mon être (la réponse "décentrée" de Lacan à cette affirmation aurait été : "Je baise là où je ne suis pas, et je ne suis pas là où je baise", autrement dit ce n'est pas moi qui baise, mais "ça baise" en moi) ;
- Spinoza : à l'intérieur de l'Absolu en tant que Baise (coitus sive natura), il faut distinguer, selon la logique de la distinction entre natura naturans et natura naturata, la pénétration active de l'objet baisé - il y a ceux qui baisent et ceux qui sont baisés.
- Hume introduit ici le doute empiriste : comment savons-nous que la baise comme relation existe ? Nous faisons juste l'expérience d'objets dont les mouvements semblent coordonnés.
- La réponse kantienne à cette crise : "les conditions de possibilité de la baise sont en même temps les conditions de possibilité des objets (de) baise" ;
- Fichte radicalise alors la révolution kantienne : baiser est une activité inconditionnelle autopositionnante qui se divise en baiseur et objet baisé, autrement dit c'est le fait même de baiser qui constitue l'objet, le baisé ;
- Hegel : "il est crucial de concevoir la Baise non seulement comme Substance (la pulsion substantielle qui nous envahit), mais également comme Sujet (comme activité réflexive qui prend place au sein du sens spirituel) ;
- Marx : mieux vaut réellement baiser plutôt que de faire de la philosophie idéaliste masturbatoire, autrement dit, comme il le dit littéralement dans L'Idéologie allemande, la vraie vie, la vie réelle, est à la philosophie ce que le sexe réel est à la masturbation ;
- Nietzsche : la Volonté est, dans sa forme la plus radicale, Volonté de Baiser, qui culmine dans l'Eternel Retour du "j'en veux plus", du sexe se poursuivant éternnellement ;
- Heidegger : de la même manière que l'essence de la technologie n'a rien de "technologique", l'essence de la baise n'a rien à voir avec la baise en tant que simple activité ontique ; ou plutôt, "l'essence de la baise est la baise de l'Essence elle-même", ce qui veut dire que ce n'est pas seulement nous, humains, qui niquons notre compréhension de l'Essence, c'est l'Essence qui est déjà en soi niquée (inconsistante, se retirant, errante) ;
- Et cet aperçu de la manière dont l'essence elle-même est niquée, nous conduit en fin de compte à l'affirmation de Lacan : "il n'y a pas de rapport sexuel".


Slavoj Žižek, Lacrimae Rerum

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