Fragment des Minima Moralia :
84. Emploi du temps. - Il n'est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l'intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnait pas l'alternative entre le travail et l'amusement. Un travail qui, pour rendre justice à la réalité, n'a pas d'abord à infliger au sujet tout le mal qu'il devra infliger plus tard aux autres, est un plaisir même quand il requiert un effort désespéré. La liberté qu'il signifie est comparable à celle réservée par la société bourgeoise au seul repos, dont une telle réglementation finit par nous priver. Inversement, celui qui sait ce qu'est la liberté ne supporte pas les amusements tolérés par cette société et, en dehors de son travail qui inclut, il est vrai, ce que les bourgeois réservent aux heures de loisirs en parlant de "culture", il n'acceptera aucun plaisir de substitution. Work while you work, play while you play - est une des règles fondamentales de l'autodiscipline répressive. Des parents qui faisaient une question de prestige des notes de leur enfant, étaient le moins disposés à admettre que celui-ci lise trop longtemps le soir ou finisse par ce qu'ils considéraient comme du surmenage intellectuel. Mais dans leur bêtise s'exprimait le génie de leur classe. La doctrine de la mesure en tant que vertu raisonnable, inculquée depuis Aristote, est entre autres choses un essai pour donner à la division de l'homme en fonctions indépendantes les unes des autres - qui est une nécessité sociale - des fondements si solides qu'aucune d'entres elles n'a plus aucune chance de passer à un autre et de faire penser à l'homme qui l'exerce. Mais on ne saurait pas davantage imaginer Nietzsche dans un bureau où une secrètaire répondrait au téléphone dans l'antichambre, assis jusqu'à cinq heures à sa table, qu'on ne pourrait l'imaginer jouant au golf apès une journée de travail. Seule l'astucieuse imbrication de bonheur et de travail laisse quelque porte ouverte à l'expérience, en dépit des pressions de la société. Elle est de moins en moins tolérée. Même les soi-disantes professions intellectuelles sont privées de toute joie à mesure qu'elles se rapprochent du business. L'atomisation ne se développe pas seulement entre les hommes, elle est en chaque individu, dans les différentes sphères de la vie. Aucun épanouissement ne doit être attaché au travail qui perdrait sinon sa modestie fonctionnelle dans la totalité de ses fins, aucune étincelle de réflexion ne doit tomber dans le temps des loisirs car elle pourrait se communiquer sinon à l'univers du travail et y mettre le feu. Alors que dans leurs structures le travail et l'amusement se ressemblent de plus en plus, on les sépare en même temps pas des lignes de démarcation invisibles, mais de plus en plus rigoureuses. Le plaisir et l'esprit en ont été également chassés. Partout règne un impitoyable esprit de sérieux et se déploie une activité de façade.
Libellés : Philosophie, Société de consommation
3 Comments:
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Je ne sais plus dans quel bouquin il vitupère contre la radio, les disques et les pinces à linges...
;)
Il fait ça dans plusieurs livres, il s'attaque notamment particulièrement au jazz "d'improvisation" type Coltrane qui émerge à son époque.
Mais le principal, se doit être la Théorie esthétique.
Je ne sais pas si tu as écouté Les Vendredis de la philosophie ce matin de 10h à 11H sur France Culture. Le thème c'était Adorno et la musique.
C'était très intéressant, si tu n'as pas pu écouter, tu peux allé le faire sur le site de France Culture.