47 - De gustibus est disputandum - Même si l'on se croit persuadé qu'il est vain de comparer les oeuvres d'art, on n'en sera pas moins toujours entraîné dans de sempiternels débats qui comparent, évaluent les unes par rapport aux autres les oeuvres d'art, tout particulièrement celles qui sont des chefs-d'oeuvre et, à ce titre, incomparables. Critiquer de telles discussions, qui s'imposent d'elles-mêmes comme par une nécessité compulsive, en leur objectant qu'elles répondent à des instincts de brocanteur, à une volonté de mesure pusillanime, c'est en général le fait de bourgeois bien sages, pour qui l'art ne sera jamais assez irrationnel et qui veulent maintenant les oeuvres loin de toute réflexion et de toute exigence de vérité. Mais la nécessité compulsive qui conduit à de telles considérations est coextensive aux oeuvres d'art elles-mêmes. Une chose est sûre : elles ne se laissent pas comparer. En fait, elles tendent à s'anéantir les unes les autres. Ce n'est pas pour rien que les Anciens ont réservé le Panthéon de l'harmonie aux dieux ou aux Idées et que, par contre, ils ont voué les oeuvres d'art à une rivalité agonistique, chacune étant l'ennemie mortelle de l'autre. Le "Panthéon des oeuvres classiques" dont une Kierkegaard pouvait encore caresser l'idée n'est que le fantasme d'une culture neutralisée. Car si les diverses oeuvres d'art ne sont que des représentations partielles de l'idée du Beau, il est inéluctable que chacune d'entre elles prétende incarner cette idée toute entière, et revendique pour elle-même dans sa singularité la beauté dont elle ne saurait jamais admettre l'éparpillement sans s'annuler elle-même. Une et vraie, sans être pure apparence, et affranchie d'une telle individuation, la beauté n'a pas sa représentation dans la synthèse de toutes les oeuvres, dans l'unité des beaux-arts et de l'Art, mais seulement quand elle prend corps réellement en chaque oeuvre : dans la mort de l'Art lui-même. C'est à cette mort de l'Art que tend chaque oeuvre en visant à tuer toutes les autres. Affirmer que tout art porte en lui sa propre mort n'est qu'une façon de dire la même chose. Toutes les controverses esthétiques qu'on prétend si vaines ont leur source dans cette tendance à l'autodestruction qu'ont les oeuvres et qui est leur vocation profonde à réaliser l'image visible du Beau, laquelle n'est pas pure et simple apparence. Tandis que ces disputes s'obstinent à vouloir définir envers et contre tout les critères d'une sorte de Droit esthétique et se trouvent ainsi entraînées dans une dialectique sans fin, ce sont elles qui ont raison malgré elles lorsque, fortes de la puissance des oeuvres d'art qu'elles prennent pour objet en les élevant à la dignité du concept, elles imposent à chaque oeuvre ses limites et contribuent ainsi à la destruction de l'art, dont c'est là le salut. En confirmant les oeuvres dans leur limitation, de façon directe et immédiate, sans remettre cette dernière en cause, la tolérance esthétique ne les conduit qu'à une fausse mort, celle d'une simple juxtaposition où se trouve reniée l'exigence de la vérité dans son unité indivisible.
En echo :
Toute oeuvre d'art est un crime non perpétré
Theodor Adorno, Minima Moralia.


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