78 - Au-delà des monts. - Plus que tout autre conte de fées, Blanche-Neige est l'expression parfaite de la nostalgie. La parfaite représentation en est la reine qui voit la neige de sa fenêtre et désire une fille belle comme la beauté inerte et pourtant vivante des flocons, aux cheveux noirs comme le noir de deuil de l'encadrement de sa fenêtre et aux lèvres rouges comme le sang que fait couler la piqûre de l'aiguille ; puis elle meurt en donnant le jour à l'enfant. Même l'heureux dénouement n'efface rien de cette première impression. L'accomplissement du voeu n'est rien d'autre que la mort, et le salut n'est lui-même qu'une illusion. Car une perception plus profonde de la part du lecteur ne lui permet pas de croire que fût effectivement réveillée celle qui semblait dormir dans le cerceuil de verre. Le trognon de pomme empoisonnée que le choc reçu pendant le trajet fait tomber dans son gosier n'est-il pas, plutôt que l'instrument du meurtre, le résidu de sa vie manquée, la trace de son bannissement, et sa guérison ne survient-elle pas juste à l'instant où il n'y a plus de fausses messagères pour la séduire ? De plus, que d'ambiguïté dans le bonheur résumé ainsi : " Alors Blanche-Neige l'aima et le suivit." Quel démenti vient lui infliger la méchante victoire sur la méchanceté. Ainsi, au moment où nous espérons le salut, une voix vient-elle nous dire qu'il est vain d'espérer, c'est pourtant l'espoir, impuissant, qui seul nous permet encore de respirer. Et la plus profonde des méditations et des spéculations ne nous permet guère de faire plus que de retracer les figures ou esquisses toujours nouvelles de l'ambiguïté de la nostalgie. La vérité est inséparable de l'illusion qui nous fait croire qu'un jour pourtant, mine de rien, la salut surgira des figures de l'apparence.


Theodor W. Adorno, Minima Moralia.

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