Dans "Le prix du progrès", un des fragments concluant La Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer citent l'argumentation de Pierre Flourens, un physiologiste français du XIXème siècle, prenant position contre l'anesthésie médicale au chloroforme : Flourens soutient qu'il peut être prouvé que l'anesthésiant ne fonctionne que sur le réseau neuronal de la mémoire. Bref, alors que nous sommes charcutés à vif sur la table d'opération, nous ressentons pleinement la souffrance dans toute son horreur, mais au réveil, nous ne nous en souvenons plus... Pour Adorno et Horkheimer, il s'agit bien sûr de la métaphore parfaite du destin de la raison basé sur le refoulement de la nature elle-même : son corps, la part de la nature dans le sujet, ressent pleinement la douleur, il n'en reste pas moins que, par le refoulement, le sujet ne s'en souvient pas. C'est en ceci que réside la vengeance parfaite d'une nature que nous avons asservie : inconsciemment, nous sommes victimes de nous-mêmes, nous charcutant vivant...

Slavoj Žižek, La subjectivité à venir.


Si Flourens avait raison dans cette lettre, les voies obscures du gouvernement divin du monde se justifieraient pour une fois. L'animal serait vengé par les souffrances de ses bourreaux : chaque opération serait une vivisection. On nous soupçonnerait de nous comporter envers les autres hommes et envers la créature en général exactement comme nous nous comportons envers nous-mêmes après avoir subi une opération, - d'être aveugles devant la souffrance. Pour la connaissance, l'espace qui nous sépare des autres signifierait la même chose que le temps qui nous sépare de nos souffrances passées : une barrière insurmontable. Mais la domination permanente de la nature, la technique médicale et extra-médicale tirent leur force d'un tel aveuglement : elle ne serait rendue possible que grâce à l'oublie. La perte du souvenir comme condition transcendantale de la science. Toute réification est un oubli.

Theodor Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison.



Ouais, je sais, mettre le texte commenté en deuxième, c'est trop concept.

4 Comments:

  1. Paracelse said...
    Dans le cas d'une anesthésie locale, ce concept tombe à l'eau et se noie emporté par le bloc de ciment emprisonnant ses pieds.
    DT said...
    Non, le concept reste entier, l'oubli ne concerne simplement plus qu'une partie du corps mais il est toujours là, et le concept reste entier.
    Anonyme said...
    Paracelse a raison, lors de l'anesthésie locale le patient est conscient lorsque l'on charcute sa jambe (par exemple). Il peut même regarder. La douleur n'est pas subie puis oubliée, elle est vécue en direct mais non subie.

    Non ?
    DT said...
    Non, l'anesthésie locale dicte au cerveau d'oublier la douleur localement, d'oublier la douleur dans la jambe par exemple. La douleur est subie, la region "maltraitée" envoie des signaux au cerveau, mais celui-ci les "oublie".

    Enfin je me trompe peut-être, mais de toute façon, ce n'est qu'une métaphore, il n'est pas très intéressant de s'y attarder. Inutile de dire que c'est pas ce "débat" qui m'intéresse dans ces textes.

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